Avant d’interroger mes parents, j’avais pensé écrire un livre sur la révolution d’octobre 2019 au Liban. Il avait fallu que le gouvernement veuille taxer WhatsApp pour que les Libanais descendent enfin en masse dans la rue. J’avais d’abord ri à l’idée que seule une application puisse nous unir. Les problèmes d’électricité, d’eau et d’armes n’étaient pas des problèmes suffisants à côté du libre droit de communiquer gratuitement entre nous pour rire, pleurer, crier, prendre des nouvelles de nos parents, se parler aux quatre coins du Liban et du monde. J’avais finalement vu quelque chose de rassurant, que communiquer restait notre talon d’Achille.
Les manifestants criaient d’une seule voix à la chute du régime mafieux. Trente ans après la fin de la guerre, la plupart des chefs de milice (à quelques exceptions près) qui y ont participé tiennent encore le pays. Si ce n’est pas eux, ce sont leurs enfants ou leurs cousins. J’étais à Paris quand ce mouvement a commencé et j’avais décidé de me rendre à Beyrouth afin de me mêler à la révolte.
J’étais passé chez mon père et ma mère, persuadé de les convaincre de m’accompagner. Je m’attendais à un appartement révolutionnaire avec des drapeaux et des confettis aux couleurs du Liban mais il n’en était rien. Mes parents roupillaient devant un vieux film français. Ils ne suivaient même pas les nouvelles à la télévision libanaise. Mon père était pourtant accroché à ces chaînes depuis que je suis né. MTV, LBC, Al Jadeed. À peine arrivé du bureau, il se pose sur son canapé, un verre de whisky près de lui, et regarde pendant des heures les talk-shows, les émissions de cuisine et même les publicités libanaises. Quarante-quatre ans à Paris et il est encore capable de regarder toutes ces daubes aussi ringardes les unes que les autres.
– Je vais aller au Liban.
– Pardon ? m’a répondu mon père.
– Je vais aller au Liban.
Mon père a détourné la tête vers la télévision.
– Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ?
– Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire là-bas !
Mon père me bassine constamment avec le Liban, « ces politiciens de merde, ces enculés, ces connards » qui gouvernent son pays et maintenant qu’une révolte contre ces hommes s’engageait, il n’avait rien à faire à Beyrouth.
Ma mère est revenue de la cuisine avec un plateau sur lequel elle avait posé une assiette de labneh, des olives et un peu de pain chauffé. Elle a attrapé une petite table basse, l’a mise devant moi et m’a dit : « Mange ! »
Mes parents ne voulaient pas me voir partir au Liban. Ils pensaient que cette relation était terminée pour moi. Depuis un an, je n’y avais plus mis un pied. Même pour la mort de ma grand-mère paternelle que j’aimais plus que tout, je ne m’étais pas rendu au pays. Je n’en pouvais plus du Liban, ce pays m’avait lessivé. En moins d’une dizaine d’années de vie là-bas, j’avais l’impression d’avoir traversé presque tout ce qu’un homme pouvait traverser.
Pour me convaincre de rester à Paris, ma mère a proposé de me cuisiner un plateau de kebbeh le week-end et mon père s’est transformé en politicien libanais véreux, prêt à payer pour obtenir ce qu’il souhaitait : « Combien vont-ils te payer les journaux pour écrire tes articles ? Dis-moi combien et je te paierai le double pour que tu restes ici. »
Je me suis rendu au Liban avec un billet aller sans retour. Sur le chemin de l’aéroport de Beyrouth à la maison de famille située dans la banlieue beyrouthine, l’autoroute était vide et bloquée par des bennes à ordures jetées en travers des routes. Seul un homme en scooter avait accepté de me déposer chez moi. L’atmosphère me rappelait un peu mon arrivée en plein milieu de la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Liban. Ma mère, Yala et moi avions atterri en Syrie (l’aéroport de Beyrouth était fermé) puis embarqué dans un taxi pour traverser la frontière et nous rendre au Liban. Ma sœur et moi avions suivi ma mère dans sa folie. Tandis que les Libanais tentaient l’impossible pour fuir le pays, ma mère n’avait qu’une idée en tête : s’y rendre. Je me souviens du soir où elle avait hurlé devant la télévision à Paris : « Pas encore une guerre de loin ! Ça suffit ! » Mon père, lui, n’avait aucune envie de venir mais il ne nous avait pas empêchés d’y aller. Au fond, il nous comprenait. Moi, je venais tout juste de découvrir que j’étais libanais, j’en étais même tombé dans les pommes.
J’étais en vacances avec des amis du lycée, pour fêter notre baccalauréat. Ma mère m’a appelé pour me dire : « C’est la guerre au Liban. » Après avoir raccroché, je m’étais mis à convulser et mon visage s’était retrouvé dans la pizza que je mangeais. Je venais d’avoir ma première et unique crise d’épilepsie. À peine réveillé, j’annonçais à mes amis que je rentrais à Paris pour être aux côtés de mes parents. « Mon pays est en guerre. »
Je retrouvais en 2019 cette même atmosphère de fin du monde, à la différence que là, ce vide était synonyme de lueur d’espoir, que d’immenses banderoles étaient accrochées sur les ponts appelant à la chute du gouvernement et qu’aucune destruction n’avait eu lieu dans le pays. En 2006, pour parvenir à notre maison près de Beyrouth, nous étions passés par les petites routes de villages. Il était impossible d’y accéder par le chemin habituel. L’armée israélienne avait bombardé, du nord au sud, les ponts de l’unique autoroute du pays.
À peine ma valise déposée, je rejoignais le mouvement au centre-ville de Beyrouth. Je m’y étais rendu à pied, trajet que je n’avais jamais réalisé ainsi car il nécessitait de passer par l’autoroute.
Émotion devant cette route vide, espoir même de voir éclore enfin un pays merveilleux, ce Liban que tout Libanais de la diaspora rêve de voir se réaliser pour enfin retourner y vivre.
Une semaine après, j’avais écrit quelques articles dans différents médias français et publié un récit « politique » dans le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour titré « Ces quelques jours où je me suis réconcilié avec le Liban » puis j’étais rentré en France. Je cherchais un éditeur pour y retourner et écrire un livre vif et rythmé sur la révolution, mais après en avoir trouvé un, je n’ai plus eu envie de l’écrire. Je m’imaginais devenir l’un des porte-parole de cette révolution et ce rôle me débectait. Me revenaient en tête ces binationaux toutes origines confondues qui, de leur appartement parisien, expliquent quoi faire à leurs compatriotes restés ou coincés au pays. Rien ne m’agace plus que de voir ces intellectuels de pacotille se pavaner dans les stations de radio et les télévisions françaises à parler d’un pays où ils ne vivent pas ou plus. Je relisais mon récit publié dans L’Orient-Le Jour avec dégoût, je me demandais si c’était bien moi qui avais écrit un tel texte, donnant des conseils ici et là tandis que j’exècre par dessus tout lorsque les écrivains se mêlent de politique dans leurs écrits. Je préconisais à un parti d’agir autrement alors que je ne croyais pas une seconde en ce parti situé à gauche de l’échiquier politique, ni à ses propositions pour un nouveau Liban, ni en son leader, un ancien ministre démissionnaire que certains médias en France (dans un snobisme bon chic, bon genre) avaient érigé en meneur de la révolution. Au Liban, en dehors du microcosme intellectuel beyrouthin, personne ne connaissait cet homme, ni son mouvement. Au lieu de m’intéresser aux blagues et aux montages d’images qui envahissaient nos conversations WhatsApp, à l’humour sans fin des Libanais, aux bourgeoises beyrouthines qui confondaient révolution et événement mondain, aux communistes libanais qui tenaient des discours comme si le mur de Berlin n’était pas encore tombé, aux partisans du Hezbollah qui voyaient en chacun de nous des espions israélo-américains, aux fondamentalistes chrétiens hantés par des Iraniens prêts à les décapiter à chaque coin de rue ou même à ma tentative de vendre à un producteur libanais un scénario à la Ocean’s Eleven autour de quatre jeunes révolutionnaires qui avaient décidé d’organiser un commando armé pour éliminer les politiciens libanais, j’avais écrit un texte banal, plat, attendu. Pourquoi avais-je écrit de tels mots si je n’y croyais pas ? Pourquoi étais-je tombé dans ce panneau de me prendre au sérieux ? Pourquoi étais-je devenu si bon chic, bon genre ? Quand je lisais les tribunes écrites par les autres auteurs libanais sur la révolution, je me désolais. Elles étaient toutes plus épouvantables que la mienne, remplies de phrases toutes faites et d’idées préconçues.
Mon ami écrivain Christophe a trouvé une explication sous forme d’interrogation à ce phénomène des écrivains qui écrivent mal : « Comment, pourquoi les “écrivains” placés sur un lieu de pouvoir parlent comme les pires des énarques ? »